Qu’en sera-t-il du domaine de l’ophtalmologie dans un futur proche ? L’intelligence artificielle aura-t-elle radicalement modifié les consultations et les méthodes de diagnostic ? Quelle place laissera-t-on à l’humain dans un monde où la technologie domine ?
Le fondateur d’Eyeneed a proposé, lors de son discours préparé pour le SNOF (Syndicat National des Ophtalmologistes de France), une vision sans doute prophétique des conditions d’examen du futur, au sein de laquelle il incorpore les injonctions actuelles du régiment (ou régissement) technologique, mais également les outils hybrides dont les fonctions déjà avancées lui laissent présager l’avenir.
Imaginez. Nous sommes le 4 mars 2069, Il est 8h00 du matin :
Vous partez au Eye Center en voiture autonome. Les 20 minutes de trajet vous permettent d’écouter, en synthèse vocale, des flux d’informations automatiquement générées par votre IA (ndlr : Intelligence Artificielle) personnelle.
Vous profitez aussi de ce moment pour dicter quelques messages multi-supports, votre IA décide, en fonction du type de message et du contenu, du mode d’envoi et des actions à générer.
Votre matinée va se dérouler finalement comme votre arrière-grand-père vous décrivait son exercice de chef de service à l’époque des anciens CHU. Vous devez effectuer la visite des différentes unités.
L’unité de consultation vous prend peu de temps, des infirmières spécialisées en ophtalmologie accueillent les patients et réalisent l’intégralité des examens. Ces derniers sont uploadés sur un cloud sécurisé et mondial. L’IA du centre, EyeCare, développée par Google, analyse et valide l’ensemble des examens. L’avis médical est nécessaire dans de rares cas et vous avez, justement, 3 dossiers en meeting inter-centres en début d’après-midi.
Vous ne vous arrêtez pas dans la partie du centre où les internes consultent. Les jeunes médecins sont complètement intégrés aux structures depuis la privatisation des CHU entre 2049 et 2053.
Plusieurs phénomènes ont participé à cette mutation : l’ouverture des cliniques comme terrain de stage vers 2020, le rachat de tous les établissements privés puis publics par de grands groupes d’investisseurs et la gestion des urgences ophtalmologiques par des chatbot médicaux développés par Eyecare et l’accueil des urgences dans les Eye center.
Les étudiants suivent un double cursus, au coût élevé, ophtalmologie médicale d’une part et une branche scientifique d’autre part comme par exemple : robotique et ophtalmologie, implants et greffes rétiniennes, neuro-programmation corticale; ou plus littéraire : neurophilosophie ou éthique appliquée en ophtalmologie.
Un rapide passage par le bloc opératoire pour vérifier que les infirmières de bloc, assistées par les robots ophtalmo opèrent les cristallins au programme. La chirurgie robotique a bénéficié d’un bond spectaculaire en 2030 avec l’arrivée de l’OCT 4D oeil complet en temps réel connecté au cloud d’ EyeCare.
La chirurgie du cristallin (et non de la cataracte) s’est totalement démocratisée depuis l’arrivée sur le marché des nouveaux smartphones, intégrés aux implants intra-oculaires.
Ils permettent de s’affranchir des écrans, d’adapter sa vision selon les conditions extérieures, d’apporter une réalité augmentée selon les besoins et les loisirs de chacun et de monitorer la pression intra-oculaire et l’état rétinien.
Le port de lunettes s’étant effondré, Essilor a pivoté vers la fabrication de la partie optique des implants, laissant Apple et Samsung se rivaliser la partie électronique.
Comme prévu, en début d’après midi, vous rencontrez vos confrères de trois autres Eye center localisés dans d’autres pays sous forme d’avatars holographiques pour réfléchir ensemble à trois dossiers complexes pour laquelle l’IA ne s’est pas prononcée .
Un des dossiers pose notamment un problème éthique, parce que le patient ayant bénéficié d’une greffe rétinienne présente des hallucinations visuelles. Vous devez statuer sur un recodage cortical de ses aires visuelles au risque de toucher à ses propres souvenirs ou une explantation du greffon.
La deuxième partie de l’après-midi sera consacrée à des réunions avec les référents des différentes unités du centre et les autres médecins pour réfléchir à des projets locaux mais aussi à des implantations de centres dans d’autres pays.
Vous êtes tous employés par Eye Care, et vous percevez un équivalent de salaire en bitcoin à la fin de chaque journée travaillée. Ce salaire est calculé en temps réel, par l’IA du centre, suivant un barème complexe en fonction de vos activités du jour.
Vous rentrez en fin d’après-midi. Dans la voiture, vous recevez une notification vous prévenant qu’un patient a été accepté aux urgences pour un corps étranger cornéen. Ce dernier a été enlevé par l’infirmière puis l’analyse 3D cornéenne par l’IA ayant confirmé l’intégrité de la cornée, le patient est reparti avec son ordonnance.
Fait important, les médecins ne prescrivent plus les traitements depuis 2040. Novarter, fusion entre Novartis et Bayer ayant eu lieu en 2035, a signé un accord avec EyeCare. Il a été conclu, après une étude portant sur plus d’un million de prescriptions, que les ordonnances devaient maintenant être générées par l’IA des centres, plus à même de suivre les recommandations en vigueur et le respect des posologies.
Ce soir vous allez vous coucher tôt, une journée chargée vous attend demain, vous devez gérer l’organisation en Webinar et réalité virtuelle de la SFO 2070. Le thème : Pathologies ophtalmologiques et voyages spatiaux de longue durée.
Vision plausible ou délirante, utopique ou dystopique de l’avenir de notre profession ?
Il est difficile de se projeter dans 50 ans mais ce qui est certain c’est que nous sommes entrés dans un changement de statut des technologies numériques. La charge dévolue au numérique n’est plus juste le stockage, l’indexation ou la manipulation de données diverses.
Comme le dit Eric Sadin, philosophe des nouvelles technologies, le numérique s’érige comme une puissance aléthéique, une instance vouée à explorer l’alétheia, la vérité.
C’est à dire un organe habilité à expertiser le réel de façon plus fiable que nous-mêmes.
Nous serions arrivés à un stade ultime de la technologie, ne désignant plus un discours portant sur la technique mais la faculté de proférer du verbe, logos, dans l’unique but de garantir le vrai.
Cette révolution est le fait d’un facteur déterminant : les sciences algorithmiques empruntent une voie anthropomorphique.
Dans cette voie, pour la première fois dans l’histoire de la technique, l’artefact ne cherche pas à pallier nos limites corporelles mais à reproduire à l’identique nos aptitudes.
L’IA ne constitue pas une innovation parmi d’autres, mais l’émergence d’une technologie de l’intégral qui s’immisce dans l’intégralité de nos situations de vie.
Dorénavant, une technologie revêt un pouvoir injonctif c’est à dire que le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action se trouve substitué par des protocoles destinés à infléchir chacun de nos actes en vue de leur dicter la bonne trajectoire à suivre.
Ce développement technico-économique assimilé à un “tsunami”, soit un phénomène inéluctable et rapide, marginalise le temps humain de la compréhension et de la réflexion, privant les individus de témoigner ou non de leur assentiment et de décider librement du cours de leur destin.
Quid de l’éthique ?
Le socle de l’éthique est le respect inconditionnel de l’intégrité et de la dignité humaines.
Or généralement lorsqu’on invoque l’éthique, elle renvoie uniquement aux questions relatives à la protection des données personnelles et la défense de la vie privée.
Mais l’essentiel de ce qui se joue échappe à cette conception : les modes de vie individuels et collectifs qui émergent, appelés à être toujours plus orientés par des systèmes nous dépossédant de notre faculté de jugement, ne se trouvent, eux, pas soumis au prisme de l’éthique.
L’IA en médecine s’impose avec l’évidence d’améliorer les soins pour tous.
En ophtalmologie, émergent des systèmes aléthéiques, apportant une vérité sur l’existence ou non de rétinopathie diabétique sur un fond d’oeil par exemple.
Ce qui caractérise ces systèmes, c’est qu’ils sont issus d’entreprises tenues par des acteurs industriels. Il y a une forme de disjonction entre le monde technico-économique et celui de la médecine, et le premier cherche à imposer ses innovations au second.
On peut, bien sûr, prôner une complémentarité entre les médecins et ces systèmes mais ce qui est voué à prévaloir, c’est la vérité indubitable énoncée par les systèmes.
Ce qui se met en place est une nouvelle verticalité, imposant une vérité objective des expertises et évacuant l’hypothèse de la pluralité des compétences ou des contre-évaluations.
En conclusion
Il nous faut une théorie critique du devenir de la médecine et plusieurs attitudes prudentes s’imposent à mon sens :
Nous devons utiliser notre droit d’opérer des tris.
Si rien n’est entrepris, nous assisterons à l’avènement d’une médecine dont la prétendue qualité dépendra de la puissance aléthéique de systèmes et de la capacité du monde privé à s’ériger comme l’interlocuteur majeur.
Nous devons prendre le temps de la réflexion sur les nouvelles technologies de l’IA et créer un nouveau courant de pensée transdisciplinaire défendant les valeurs essentielles et fondatrices de notre médecine.
Enfin, il est capital de comprendre que dorénavant nos choix d’utilisation de certaines technologies sont des choix qui nous engagent sur le plan collectif et ne se limitent plus à notre seule sphère privée.
Nous sommes engagés dans une nouvelle démocratie numérique sournoise, dans laquelle nos décisions influencent la gouvernance de notre pratique future, celle de nos successeurs et la globalité de la pratique de la médecine dans les 50 ans à venir.
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